Conçue et exécutée comme une opération militaire, l’attaque menée sous la direction des Brigades Ezzedine Al-Qassam du Hamas autour de la bande de Gaza, le 7 octobre 2023, a été qualifiée d’attentat terroriste, à Paris comme à Tel-Aviv. Un parallèle avec le 11-Septembre et le Bataclan qui actualise une division raciale de la souffrance des corps, de la violence légitime et du droit à la résistance, selon que l’on soit ou non assimilé à l’Occident.
« C’est le 11-Septembre d’Israël. C’est le 11-Septembre d’Israël, et Israël fera tout ce qu’il peut pour ramener nos fils et nos filles à la maison ». Prononcée trois jours après l’offensive lancée par le Hamas et d’autres factions armées palestiniennes contre Israël, la déclaration de l’ambassadeur israélien aux Nations unies Gilad Erdan est une bonne leçon de rhétorique.
D’abord, la formule « claque » : le « 11-Septembre » évoque l’effondrement matériel et psychologique d’une assurance des Occidentaux, le souvenir douloureux de la violence, le scandale de l’intrusion étrangère dans le foyer national. Et puis, pour répondre à cette douleur, le ton à la fois paternaliste et belliqueux d’un État sûr de sa force, capable de protéger ses enfants d’un corps étranger qu’il n’est même plus besoin de nommer — mais l’a-t-il jamais fallu ? A-t-on véritablement besoin d’identifier l’ennemi à abattre ? Depuis 2001, on s’est reposé sur le terme vague et indistinct, tellement galvaudé de « terrorisme » que l’ambassadeur ne le nomme même plus. Un mot qui ne dit rien de l’acteur et renvoie exclusivement au sentiment provoqué chez celui qui l’emploie.
Condamner la violence… pour légitimer la sienne
Au-delà de sa formulation, voici la première information clef qui ressort de la déclaration de l’ambassadeur d’Israël à l’ONU : en 2023, il n’est plus besoin de parler de terrorisme pour mobiliser l’appareil sémantique de la « guerre mondiale contre la terreur » qu’entérinait George W. Bush en 2001. Parler du 11-Septembre d’Israël, c’est à la fois condamner la violence de l’autre et légitimer la sienne, c’est justifier qu’on déclare la guerre puisque la terreur a surgi du camp adverse. Après 2001, de nombreux auteurs ont adopté la thèse d’un « choc des civilisations », d’une guerre — contre les Afghans, puis les Irakiens — qui est la conséquence inévitable de la victoire des valeurs occidentales sur l’islam, dans la lutte pour l’hégémonie mondiale.
Relayée par les discours sécuritaires, anti-immigration et islamophobes de nos dirigeants, cette explication ignore les origines communes des traditions chrétienne et musulmane, et les nombreux traits qui les rassemblent plus qu’ils ne les opposent. C’est ce que démontre l’anthropologue spécialiste de l’islam Talal Assad dans son ouvrage Attentats-suicides. Une question anthropologique1 qui analyse le discours sur la terreur en réaction aux récits aporiques du choc des civilisations.
Dans cette dichotomie devenue habituelle entre islamisme et Occident, terreur et guerre, Assad souligne un mécanisme discursif nouveau de l’impérialisme, né en 2001, dans lequel la guerre (puis aujourd’hui la résistance armée avec le cas de l’Ukraine) devient l’apanage des États occidentaux, intransigeants dans la justice qu’ils rendent et légitimes dans leur colère. Cet attirail moral relève de la psychologie selon l’auteur : il s’agit de montrer que l’État occidental a une conscience et que ses décisions relèvent de la raison, alors que le « terrorisme » est un déferlement de provocations destructrices. Quels que soient les motifs politiques du terroriste, il pratique la violence de manière irrationnelle et se voue à la mort, notamment par le suicide.
Presque inconnu en France où il n’est que peu et très récemment traduit, Talal Assad est pourtant considéré comme une référence incontournable de l’anthropologie au XXIe siècle, et le petit ouvrage de 2007 demeure d’une actualité frappante au lendemain de l’offensive du Hamas en Israël. Identifiant l’opération du 7 octobre 2023 à l’attentat-suicide des tours jumelles du World Trade Center, Israël manœuvre avec habileté en s’assimilant à une puissance occidentale et en reléguant son agresseur — qui n’est ici même plus nommé — à une position de parasite terroriste. Israël est surpris de la violence sur son sol, alors qu’il est à l’origine d’une violence systémique et totale de colonisation et d’apartheid qui fonde ses institutions. En faisant appel aux ressorts psychologiques du discours sur la terreur, Tel-Aviv gomme miraculeusement ses antécédents violents et colonisateurs.
Par ailleurs, l’idée d’un 11— Septembre israélien fait abstraction d’un paramètre fondamental de l’attaque du 7 octobre : les combattants du Hamas n’avaient pas pour vocation d’y mourir, et se sont comportés comme les soldats d’un groupe armé, organisé, agissant de manière stratégique et avec des objectifs d’abord militaires. L’opération ne s’arrête pas à la démonstration de force du 7 octobre : elle s’inscrit dans un projet de reconquête territoriale rationnel qui se veut relever également de la justice et de la morale. Peu importe au fond que l’on pense que cette terre est due ou pas aux Palestiniens, le fait est que l’ennemi d’Israël — le Hamas, les différentes autres factions de la résistance palestinienne qui ont participé à l’opération, et plus généralement l’altérité arabe qui hante son territoire — déborde largement de la désignation étriquée, moralisatrice et impérialiste de « terrorisme ».
Une émotion amnésique
Dans le discours sur la terreur, l’orateur est finalement coupable de tout ce dont il accuse son ennemi terroriste. Obsédé par sa propre douleur, sa « terreur », il invite les justiciables à se laisser emporter par une émotion amnésique, et à se rassembler en ce qu’Assad appelle une « contresociété » fondée autour de la guerre antiterroriste. Les subjectivités occidentales s’imposent, et on ne retrouve plus rien d’un sujet dans l’adversaire, sorte de monstre sans nom ni visage, sans autre fonction que de provoquer la peur en Occident. Dans cette annihilation des subjectivités alternatives, le discours sur la terreur en produit un autre analogue sur la souffrance, puisque la sensibilité de l’adversaire se retrouve limitée par la propre douleur de la « contresociété ». La guerre provoque certes de la souffrance, mais la réaction antiterroriste légitime l’emploi de la violence par un discours de nécessité humanitaire — en 2001, il faut sauver l’American way of life, tout comme il faut sauver en 2023 le droit des Israéliens à vivre comme ils l’entendent, c’est-à-dire en réalité à s’installer sur des terres qui ne leur appartiennent pas, et à faire la fête à quelques kilomètres de l’étroite prison à ciel ouvert qu’est le territoire de Gaza.
L’herméneutique de la souffrance que produit la contresociété antiterroriste aboutit donc à un discours paradoxal qui appelle à la violence autant qu’il la condamne, avec le voisinage morbide dans les médias d’un discours purement émotionnel et d’un autre génocidaire. Ce deux poids deux mesures s’est d’ailleurs exprimé sur la radio publique (France Inter) : dans la même émission (9 octobre), Élie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, est traité avec une compassion larmoyante (« vous comprenez ce qu’il se passe ? », demande Léa Salamé à l’historien et diplomate de carrière), alors que Leïla Shahid, ancienne ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, est sommée à trois reprises de « condamner » la violence du côté palestinien. Ainsi, la violence subie par les Israéliens fait l’objet d’une considération presque sentimentale, alors que les Palestiniens sont uniquement évoqués sous l’angle de la violence qu’ils produisent.
Peu importe que Leïla Shahid s’efforce de rappeler le contexte de 56 ans d’occupation militaire et de violations du droit international subis par son peuple, puisque, vu les réactions immédiates à l’attaque contre Israël après des années d’indifférence à la colonisation de la Palestine, seule la souffrance occidentale ou israélienne semble faire exister la violence. Tant et si bien que lorsque l’ancienne responsable palestinienne en appelle à condamner de manière équivalente le meurtre de femmes et d’enfants palestinien·nes, l’ex-diplomate oppose une différence « morale » en qualifiant les civils de Gaza de « victimes collatérales ». Le recours systématique par Israël au discours sur la terreur finit ainsi par disqualifier toute forme de résistance à l’oppression, condamnant aussi bien les combattants armés que les civils. Notons encore, s’il en était besoin, que la rhétorique du terrorisme est sélective : par sa fonction amalgamante, elle s’applique aux populations musulmanes suspectées d’islamisme, tandis que les Ukrainiens, assimilés aux Occidentaux, ont accès à une violence légitime pour résister contre l’envahisseur.
Amalgamer judéité et Israël
Après avoir déconstruit la thèse du « choc des civilisations » dans son premier chapitre, puis s’être penché sur les subjectivités « terroristes » et les raisons de commettre un attentat-suicide, Talal Assad consacre un troisième et dernier chapitre à « l’horreur » face au terrorisme. Il définit celle-ci comme une perte de repères qui dépasse l’entendement et le discours. Elle est générée par l’éclatement des limites imposées par la société, par exemple par l’irruption de la mort hors des espaces et des rituels qui l’incorporent. L’horreur est notamment suscitée, souligne l’anthropologue, par la révélation dans le crime d’une opposition entre civilisation et barbarie, qui n’offre à l’auteur du crime aucun espoir de rédemption.
Prenons l’exemple des mass shooters (tueurs de masse) aux États-Unis, qui commettent des massacres dans les écoles. On ne parle pas d’attentat dans leur cas, mais de fusillade car, vu qu’ils sont assimilés à la culture occidentale et à ses valeurs, on leur réserve le droit à une violence rationnelle. Ils ont aussi le droit au repentir et à la réhabilitation sociale, comme dans le cas de cet homme qui, au terme de sa peine de vingt ans d’emprisonnement pour avoir ouvert le feu en 2004 dans une école new-yorkaise, devient du jour au lendemain une célébrité du réseau social TikTok… avec des vidéos de prévention contre la violence armée.
Les résistants palestiniens, renvoyés à la violence autodestructrice du terrorisme suicidaire, sont regroupés dans une masse barbare irrationnelle dont on ne peut attendre aucun discours — ce n’est pas par hasard que le ministre de la Défense israélien les désigne d’ailleurs comme des animaux », c’est-à-dire des êtres brutaux, irrationnels et privés de langage.
La France n’a pas attendu les prises de parole israéliennes pour convoquer l’imaginaire du terrorisme. Le 11-Septembre devient pour elle un Bataclan israélien dans des discours médiatiques aussi bien que politiques, et Israël, depuis longtemps érigé en modèle sécuritaire, « assure la protection de toute la planète » en terrassant indistinctement combattants et civils palestiniens. Ce sont en tous cas les propos de Muriel Ouaknine-Melki, présidente de l’Organisation juive européenne, dont on se demande à quel point elle-même rend service aux juifs d’Europe en encourageant la politique identitaire suprémaciste et conservatrice qui amalgame la judéité avec le projet colonial de l’État d’Israël, et nourrit de fait l’antisémitisme qu’elle prétend combattre. Au micro de BFMTV (9 octobre), elle propose une fine analyse : « Le Hamas, c’est Daech ». Brillante illustration de la fonction confuse de la mobilisation de l’imaginaire terroriste et de l’actualité vivace de la thèse de Talal Assad.
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