L’homme est ainsi fait qu’il lui importe moins de garder un ami que de se mesurer à un rival. Le silence est ainsi notre camarade d’enfance et les mots sont nos mauvaises mais fructueuses fréquentations. Nous écrivons pour mille raisons et pour une folie. La plupart ne tiennent guère la route après une solide déconstruction. Mais la rage de dire est souvent plus forte que la moins intrépide ou la plus raisonnable invite à se taire. Nous finissons par écrire à la longue comme l’enfant pleure : «Un enfant renonce lentement aux raisons qu’il a d’être en larmes.»
Nous écrivons pour réhabiter notre nom : écrire est comme une nouvelle naissance, un effort de venir au monde par soi-même. Nous écrivons pour que la vie soit plus intense, pour que le cœur soit plus tenace et pour que le sillon de la larme sur la joue soit moins profond : «Écrire, c’est rendre le réel inoffensif.» Cependant les mots agissent et font agir, s’échangent comme une poignée de main complice, se cristallisent en chants de ralliement, se métamorphosent en slogans militants : nous écrivons comme on dresse des barricades.
Nous écrivons enfin pour le plaisir, pour la saveur d’une belle phrase, pour la joie qui récompense une formule réussie. Nous écrivons comme d’autres voyagent. Les mots, du moins ceux que nous choisissons, nous engagent, parfois à notre insu. Nous les portons comme une ombre, et c’est peut-être nous, à la fin, qui devenons leur ombre, qui sommes leur recrue. Chaque jour, nous nous défions dans le miroir qu’ils nous tendent. Ils sont nos sentinelles qui, de loin, veillent et le chemin éclairé que nous empruntons dans la nuit. Car les mots sont les ennemis jurés de l’oubli et du refus d’apprendre, les outils favoris du souvenir et de la connaissance. Grâce à eux, ce qui est mortel peut survivre. Grâce à eux, le temps nous dépouille un peu moins. Mais les mots parfois nous trahissent, règnent à nos dépens ou nous gouvernent dans le mensonge. Alors, à notre tour, nous les trahissons dans le silence ou via les différentes formes de la réprobation.
Ainsi donc, les mots désignent simultanément notre horizon et notre limite. Et lorsque le silence n’est plus notre confident, écrire ce n’est que cette tentative d’exister au seuil d’une question.
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